Interviews

Avons nous encore le temps ?

Interview de Joël de Rosnay par Laurent Mayet et Jean-Philippe de Tonnac pour le numéro hors série du Nouvel Observateur, "La Vitesse ", mars/avril 2001

Le Nouvel Observateur. — Notre civilisation de l'urgence s'est donné comme principal objectif, et à tous les niveaux de l'activité humaine, de gagner du temps sur le temps. Comment peut-on apprécier cette ambition ?

Joël de Rosnay. — Le siècle qui commence est celui de la vitesse, c'est bien certain,. Mais de quelle vitesse s'agit-il ? La vitesse n'est-elle pas relative ? Nos actions s'évaluent par rapport à une échéance donnée. Dans certains cas, nous avons eu raison d'aller vite, dans d’autres nous avons eu tort. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Plusieurs éléments liés à la vitesse doivent être pris en compte car ils nous permettent de l'apprécier. Il s’agit de la durée, du temps réel, du temps partagé, de l'accélération du temps... Ces différents concepts méritent d'être précisés. Il faut donc, me semble-t-il, aborder la question de la vitesse avec des regards culturels, philosophiques ou scientifiques différents.

A titre personnel, la vitesse intervient dans ma vie à la fois comme nécessité et comme plaisir. Nécessité d'accéder sans encombre aux autoroutes d'une information circulant à des débits de plus en plus grands ; nécessité de me rendre à l’étranger en quelque heures pour les besoins de ma fonction. En même temps, la vitesse est un plaisir. Pratiquant des sports extrêmes, j’éprouve un plaisir certain à skier vite, à faire en sorte que mon catamaran finisse en tête de la régate, ou plus généralement à frôler le danger que génère la vitesse. Aussi, devant les excès de la vitesse, il faut savoir raison garder et se donner la possibilité de réintroduire dans ses activités de la lenteur, de la pérennité, savoir ajouter du temps au temps pour se construire progressivement et conférer ainsi du sens à ses actions.

Dans nos sociétés industrialisées, informatisées, connectées aux autoroutes de l'information, la vitesse peut apparaître comme un dangereux catalyseur de fracture sociale. Il y a les bénéficiaires de ce monde à grande vitesse et les autres. En plus du désormais célèbre fossé numérique, j'aimerais faire prendre conscience de l'existence d'un fossé temporel. Certaines sociétés se développent à un rythme tel qu'elles vont drainer à leur seul profit des ressources financières, humaines, énergétiques et informationnelles qui pourraient profiter au développement de sociétés émergentes. Je crois que ce phénomène d'autocatalyse, étudié notamment par les biologistes et s’appliquant à des systèmes qui s'accélèrent d'eux-mêmes, peut entraîner des distorsions extrêmement graves dans les sociétés humaines.

N.O. — Est-ce qu'il y a lieu, selon vous, de parler d'une accélération de nos modes de vies ; autrement dit, peut-on considérer que l'histoire s'accélère ?

J. de Rosnay. — L'accélération est perceptible si l'on considère la manière dont les structures du vivant, puis les celles des sociétés humaines se sont complexifiées au cours d’échelles de temps de plus en plus réduites. La vie est apparue il y a quatre ou cinq milliards d'années. Elle a explosé au précambrien il y a environ cinq cent millions d'années. L'Homme a plusieurs millions d'années d'existence. Nos civilisations sont âgées de quelque dix mille ans. L'invention de l'écriture date de cinq mille ans. L'apparition des technologies mécaniques, puis électroniques dont nos sociétés industrielles sont issues, remontent à quelques siècles pour les premières, quelques décennies pour les secondes. L’Internet est une des technologies mondiales qui se sont développées le plus rapidement. Que signifie l'accélération dont il est question ici ? Accélération du temps ou accélération de l'évolution par rapport au temps ? C'est une grande question qui a été abordée par de nombreux philosophes, des épistémologues notamment, au cours du dernier siècle. On constate que trois formes d'évolution s'emboîtent l'une dans l'autre. La première est l'évolution biologique, celle qui conduit à la diversité des êtres vivants sur la planète. Elle s'est réalisée par mutation, sélection naturelle, adaptation, élimination d’espèces vivantes. Le théâtre de l'évolution biologique est le monde réel. D’où l’extrême lenteur de cette forme d’évolution. Puis, à la suite d'une évolution critique localisée en Afrique, une accélération liée à l'environnement dans lequel les préhominiens se sont trouvés a conduit à l'émergence de la conscience réfléchie. A côté du monde réel naît ainsi, dans des cerveaux, le monde de l’imaginaire. L'homme y conçoit des formes nouvelles dématérialisées, des inventions, comme la charrue, la roue, l'aile ou le crayon à partir desquelles il fabriquera de nouveaux objets, ceux-ci contribuant en retour à l'accélération de l'évolution technologique. Avec l’essor de l'ordinateur, des télécommunications et de l’Internet se constitue le cyberespace. Il devient possible de créer et de manipuler des objets qui n'existent pas dans la nature. Et cette intrusion du monde virtuel produit à son tour une nouvelle accélération. La dématérialisation, la fluidité et la densité des échanges créent un effet d’autocatalyse : tout va désormais de plus en plus vite.

Nos structures sociopolitiques intègrent-elles cette accélération ? Pas totalement. Certaines distorsions ou inadaptations du monde moderne sont la preuve que nos habitudes et nos structures à la fois mentales, administratives et politiques ne suivent pas l'évolution des technosciences. Est-ce un mal ? N'y aurait-t-il pas aussi place pour un temps de la réflexion capable de dépasser les contraintes de la compétitivité politique et industrielle entre les nations ? Dans la première moitié des années 90, au moment de la révolution Internet aux Etats-Unis, on me demandait si la France et l'Europe ne prenaient pas du retard. Je répondais que nous ne prenions pas du retard mais du recul. La vieille Europe, avec sa volonté de mise en perspective culturelle, philosophique, économique, éthique et humaine des technologies, considérait en effet que la révolution de l'Internet devait être relativisée et réintroduite dans un contexte différent. L’histoire récente montre que nous n’avons pas eu tort d’adopter une telle attitude.

N.O. — Comment le futurologue appréhende-t-il la suite de l'histoire ?

J. de Rosnay. — Les hommes ont généralement pensé l'avenir par extrapolation linéaire de leurs expériences passées vers un futur incertain et angoissant. Or nous savons aujourd'hui que nous vivons des évolutions non-linéaires, tantôt en accélération tantôt en décélération— c’est le cas avec la crise des actions technologiques et l'effondrement des start-up, considérées il y a peu comme le fleuron de la nouvelle économie. Il existe donc des phases interdépendantes et successives d'accélération, de rupture et d'inhibition sociétale. Elles nécessitent de nouvelles approches méthodologiques. Je propose, avec d’autres futurologues, des techniques de prospective systémique par analyse de tendances convergentes. La prospective systémique implique une approche globale à partir de laquelle on se situe dans le futur pour mieux détecter dans le présent les faits porteurs de cet avenir. A cela s'ajoute une analyse des tendances convergentes, autrement dit des disciplines qui aujourd'hui vont en se rapprochant — comme c'est le cas de la biologie et de l'informatique, à travers la bioinformatique, les ordinateurs neuronaux ou les biopuces. Si nous n'y prêtons pas attention, nous risquons de passer bientôt à côté d’échéances à partir desquelles vont émerger de nouvelles technologies résultant de convergences fécondes.

N.O. — Le défi de la vitesse n'a t-il pas anticipé l' émergence de la société en temps réel ?

J. de Rosnay. — La notion de temps réel, forgée par les informaticiens, signifie qu’une série d'actions se succédant en parallèle, de manière linéaire ou séquentielle, déterminent un changement dans les conditions d'un environnement ou d'une structure et apportent une réponse avant une échéance fixée d’avance. Si l’on obtient la réponse après l'échéance, on perd l’interactivité, il n'y a plus de temps réel. Il peut s'agir d'un millième de seconde pour un ordinateur au moment du lancement d'une fusée où toute la check-list doit se faire avant la fin du compte à rebours ; d’une journée pour une entreprise qui doit répondre à une proposition de contrat avant l’échéance fixée par un client… Prenant la mesure de l’essor des moyens modernes de télécommunication, j'ai proposé en 1975, dans " Le Macroscope ", l'avènement d'une société en temps réel où l'action de chacun pourrait avoir des conséquences sur l'ensemble du dispositif économique et social. Le temps réel est une des clés du fonctionnement de nos sociétés. L'Agora chez les Grecs, la place du village ont constitué ces espaces d'échange qu'incarne peut-être aujourd'hui le cyberespace, sans que l’on voie encore clairement les types de relations qu’il peut instituer entre ses utilisateurs. Si nos forums Internet, nos chats, nos e-mails ne contribuent pas à créer du sens et à rapprocher les gens, ils précipiteront l’échec du cyberespace. Le temps réel est nécessaire au respect de la démocratie, à la prise en compte du rôle de chaque citoyen dans le fonctionnement global de la machine administrative, politico-économique. Mais attention : si l’on instaure un temps réel généralisé, on risque de créer de nouvelles inégalités temporelles. Une société imposant les mêmes contraintes de rythme à ses ressortissants instaurerait une forme de totalitarisme, voire de "globalitarisme ", préjudiciable. Il nous faut sortir de notre " chronocentrisme " et concevoir des manières différentes d'habiter le temps.

N.O. — Qu'entendez-vous par " habiter le temps " ?

J. de Rosnay. — Nous sommes habitués depuis notre naissance à deux types de temps avec lesquels nous savons plus ou moins nous arranger : le temps long et le temps court. Le temps long est fait de séquences temporelles mises linéairement les unes derrière les autres. C'est le temps de l'enfance, de la vie professionnelle, des vacances, de la retraite, mais c'est aussi le temps fractionné en semaines, en heures, en minutes, tout ce que nous pouvons découper en unités temporelles avec la seule nécessité de rester en phase, synchronisés, avec le temps social. Celui de l’entreprise qui nous rémunère en fonction de notre durée de travail ; celui du système scolaire qui fixe les dates des vacances, etc. Dans ce temps séquentiel, je ne peux trouver d'échappatoire sans difficultés. Je ne peux prendre en compte une nouvelle activité sans violenter cette trame temporelle. Le plus souvent, notre réaction face aux sollicitations nouvelles est de dire : " Je n’ai pas le temps. ".

Le temps court est le moyen que nous avons imaginé pour nous évader de ce temps contraignant. Il s'agit d'une succession d'instants dont chacun est un flash procurant du plaisir. C'est le temps médiatique du zapping, du replay, du surfing qui plait tellement aux plus jeunes. Ces intrusions du flash d’information, du clip de musique, du spot de pub dans nos vies nous prennent au piège et, parfois, polluent nos esprits. Cela m'évoque les cadences frénétiques de l'écureuil qui court à l'intérieur de sa roue mais reste au même endroit. Submergés par l’info-pollution, notre réponse n'est plus " Je n'ai pas le temps ", mais " Je suis débordé ".

A ces deux notions classiques du temps je voudrais ajouter celle du temps large. Autant les deux premiers traduisent une expérience vécue, autant le temps large implique la notion d’un capital-temps accumulé, d’un temps potentiel. Une bibliothèque, des articles archivés, des outils de mémorisation de l'information, des moteurs de recherche sur le Net, le répondeur d’un téléphone mobile : tous ces outils contribuent à constituer un capital-temps destiné à produire des intérêts temporels. Les intérêts ainsi dégagés, peuvent être réinvestis dans la réalisation d’un nouveau projet. Un des secrets de la gestion de la sur-information, générée par la vitesse d'accès aux médias, passe par la constitution d'un capital-temps permettant de dégager des espaces temporels, des respirations, des silences destinés à redonner du sens à l’existence.

N.O. — Pouvez-vous élucider la notion de temps fractal que vous abordez dans " l'Homme symbiotique " ?

J. de Rosnay. — Les différentes notions du temps et de la vitesse, exprimées par l'accélération, le temps réel, ou le capital-temps, peuvent se rapprocher grâce à celle de temps fractal. Dans la nature, chaque organisation de la matière, de la cellule à des entités plus complexes, porte en elle la structure locale et la structure d'ensemble. De l'échelle microscopique à l'échelle macroscopique, un même motif se répète à des niveaux d'organisation différents : c’est une structure fractale. Cette notion prend une importance considérable dans notre société depuis que nous avons découvert qu'elle concernait aussi bien des structures physiques, chimiques, ou biologiques, que géographiques, économiques, voire des structures mentales ou des formes particulières de communication. Mais qu'est-ce que le temps fractal ? Sur notre planète Terre, il est en ce moment telle heure à Paris et telle heure à New Delhi. En apparence, les hommes, indépendamment de leur lieu de résidence et de leur culture, habitent le même temps. Nous voyons que ce n'est pas la réalité. Dans un village perdu d'Amérique Latine, si vous demandez : " à quelle heure passe le bus ? ", on vous répond : " Dans l'après-midi ". Le temps rythmé, qui est la règle dans les grandes agglomérations occidentales, ne concerne en aucune façon d’autres habitants de la planète.

Avec la notion de temps fractal, apparaît celle d’un espace-temps en forme de mousse de bière, avec des bulles de temps de densité différente. Dans certaines, la vitesse d'écoulement du temps est très rapide, dans d'autres le temps semble dilué. Comment la densité du temps varie-t-elle d'une bulle à l'autre ? Il est désormais d'usage de dire qu'une année d'Internet en vaut sept du temps industriel traditionnel. Pourquoi ? Parce que la densité du temps et son accélération sont liés à la genèse de nouvelles informations. Plus le taux de nouvelles informations est élevé, plus la densité du temps augmente. Cette approche me paraît constituer une occasion de réfléchir aux fossés temporels qui se creusent aujourd'hui entre les peuples et qui sont préjudiciables à l'harmonisation du développement des sociétés humaines.

N.O. — Etes-vous un homme pressé ?

J. de Rosnay. — Je suis pressé de faire certaines choses avant l’échéance. Je suis pressé d'essayer d’exprimer ce que je cherche à communiquer pour aider les gens à comprendre le monde dans lequel ils vivent. Ma pression tient à mon souci d'être capable de réaliser de tels objectifs. Mais je ne suis pas pressé au sens où je chercherais par tous les moyens à aller plus vite que les autres. Je prône une relativisation de la vitesse par rapport à nos objectifs, à la signification que nous souhaitons donner à ce que nous entreprenons individuellement et collectivement. On peut penser l'éternité comme une dilution dans un temps et un espace infinis où il ne se passerait plus grand-chose. Mais on peut aussi l'imaginer sous la forme d'un instant d'une extraordinaire densité. Tout le temps serait ainsi concentré en un seul point du temps. J'avoue que cette image me donne envie d’atteindre ce point de non-retour et peut-être d’explorer éternellement cet ailleurs absolu…